
L’origine des émotions
Prenons le modèle de P. Mac Lean, 1984, certes ancien et très schématisé. D’autres modèles sont venus l’enrichir, en particulier celui de St. Porges, avec ses trois nerfs vagues qui informent le cerveau et communiquent avec lui depuis le ventre. Mais le modèle de Mac Lean reste très utilisé parce qu’il est très pédagogique : le développement du cerveau a lieu en trois étapes et trois fonctions
La tâche essentielle de notre cerveau est d’assurer notre survie. Les zones dédiées à cette tâche en occupent la plus grande part. Elles fonctionnent déjà depuis les tout premiers temps de notre gestation. Elles sont situées à l’entrée de la moelle épinière dans le crâne, tout en haut de la nuque. C’est le cerveau archaïque, ou reptilien.
Les zones dédiées aux émotions ne se développent vraiment qu’après la naissance à partir de l’expérience de la vie extra-utérine et de la nécessité que nous avons de nous adapter au monde. Avec elles commence le développement d’une mémoire non strictement corporelle. Ces zones sont géographiquement situées au-dessus du cerveau reptilien ou sensoriel. C’est le cerveau mammalien que nous avons en commun avec les mammifères. On l’appelle aussi système limbique. Ce terme, emprunté à la théologie, évoque l’attente ou la transition avant d’être sauvé. Cela rappelle que l’émotion n’est pas un état stable. Elle n’est pas faite pour durer.
Enfin apparaissent les zones entre autres de la compréhension, de la raison, du langage, de l’imagination, de la stratégie. Elles deviennent opérationnelles quand tombent les dents de lait, à l’âge de raison, l’âge de l’entrée à la grande école, entre cinq et sept ans. C’est aussi dans ces zones que se développe l’empathie, ce mécanisme très élaboré qui permet d’éprouver les sentiments d’autrui grâce aux fameuses neurones miroirs. Ces régions, que l’on appelle le néocortex, sont situées dans les lobes frontaux sur le haut et à l’avant du crâne.
Ces zones du mental sont quasiment sans connexion physique avec le cerveau reptilien, sensoriel : on ne peut pas être à la fois dans sa tête et dans son corps, dans son mental et dans son ressenti sensoriel.
Ce développement par étapes d’un cerveau triunique à partir d’un cerveau primordial n’est pas sans rappeler les grandes traditions trinitaires. Comme si les humains de l’antiquité savaient déjà que nous sommes, comme nos cerveaux, trine et un, c’est-à-dire un en trois, comme condamnés à chercher notre unité.
Au commencement était la sensation
Regardons un nouveau-né
Étant dans l’incapacité de traiter des questions d’embryologie, puisque nous n’avons pas la mémoire de cette époque, observons ce qui peut sembler avoir lieu au tout début de la vie extra-utérine. En effet, au tout début de la vie, quelques heures sans soin suffisent pour que le nouveau-né meure effectivement de froid, de soif ou de chaud.
L’émotion est une stratégie d’évitement : le nouveau-né devient nourrisson
Après quelques mois, le cri du petit humain change de tonalité. Il s’est diversifié.Tout se passe comme si, à force de constater la répétition des sensations lui signalant le danger mortel (mal de ventre lié à la faim ou à la soif, sensations liées à la fatigue…), le bébé trouvait à élaborer une stratégie pour ne plus sentir ces sensations terrorisantes.
On peut imaginer que le système limbique du bébé se développe justement grâce à la répétition de ses expériences paradoxales entre les sensations primaires terrorisantes parce que potentiellement mortelles et les sensations produites rassurantes parce que signifiant la vie. Cette répétition participe à la construction d’une mémoire. Celle-ci n’est plus strictement corporelle comme celle du cerveau archaïque.
On peut encore imaginer qu’au fil des répétitions fortuites et de sa mémoire limbique qui se développe, sa “compréhension” devient : « les sensations produites par ma réaction à mon inconfort terrorisant servent à ce que je ne meure pas » et par suite : « pour ne pas mourir, je dois mettre en œuvre ce qu’il faut pour sentir les sensations produites ». On peut donc enfin imaginer que le bébé va alors répéter « intentionnellement » les actions produisant les sensations dont il a constaté qu’elles l’informaient qu’il n’était pas en train de mourir.
L’élaboration de cuirasses caractérielles
On pourra se reporter au manuel pour d’autres rapprochements avec des théories psychologiques. Les théories s’appuyant sur le pouvoir du corps et des émotions sont nombreuses. Pour reprendre les théories de W. Reich, ces émotions deviennent des cuirasses caractérielles qui finissent par nous empêcher de vivre. Dans ce corps qui vit au présent, les sensations actuelles font le pont avec les sensations de situations traumatiques anciennes.
Très utile, un temps...
« Presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leur maladie. »
Molière cité par Arthur Janov
Très jeunes, nous trouvons l’émotion comme stratégie d’évitement de sensations terrorisantes. Le problème survient quand nous grandissons. Car l’émotion évacue si bien nos sensations primaires qu’elle nous empêche de faire l’expérience que ces sensations sont devenues inoffensives. Et nous les évitons si bien que notre corps n’a plus l’occasion d’expérimenter que cette émotion/stratégie n’est plus utile. Il ne l’évacue donc pas. Il la garde en la perpétuant et en l’agravant.
C’est pourquoi, souvent, nos inconforts nous paraissent incompréhensibles et nous gênent. Ils ont été élaborées à une époque où nous n’avions pas encore de cerveau rationnel.
La pensée : un processus de trafic de la réalité
ou « sa manie de nier ce qui est et d’expliquer ce qui n’est pas. »
Edgar Allan Poe
Quelques mois plus tard, au fil de son développement physique qui préside à son développement psychique, le bébé trouve la pensée, comme il a trouvé l’émotion : par hasard. Et, comme pour l’homme dans le jardin d’Éden, tout se passe alors comme s’il prenait acte de la réalité telle qu’elle se présente à lui, au point de développement où il est, c’est-à-dire déjà voilée.
Car ses émotions sont devenues des stratégies systématisées. Elles se sont automatisées. Leur fonction d’évitement et de camouflage des sensations corporelles primaires considérées dangereuses n’est plus d’actualité : ayant grandi et s’étant fortifié, le bébé ne risque plus de mourir quand il a faim ou soif, ou que ça coince dans son ventre. Il sent maintenant que ces émotions elles-mêmes sont désagréables. Cela se répète. Sa mémoire se fortifie de cette répétition.
Les neurosciences montrent notamment grâce aux Images à Résonance Magnétique (IRM), comment le processus de développement du cerveau transforme la nature de l’homme : innocent tant que son cerveau n’est que reptilien, doué d’émotions quand se développe son système limbique aussi appelé cerveau mammalien, puis riche de sentiments, de pensées, de valeurs, et enfin de sagesse avec le développement de son néocortex, spécifiquement humain.
Pour les grandes traditions philosophiques et spirituelles, l’homme est créé bon, libre et créateur. Les grands mythes se font l’écho du processus de développement de notre cerveau.
Avec le développement de notre néocortex, cerveau de l’analyse, s’installent en nous des croyances déconnectées de la réalité, qui nous emprisonnent et nous empoisonnent…
Questionnement : unité/éclatement, le paradoxe de notre développement
Ainsi, dès le début de notre vie, nous interprétons notre stricte expérience. Nous l’érigeons en croyance pour nous soulager à la fois de nos sensations et de la peur qu’elles génèrent : « mes problèmes émotionnels, auxquels sont liés mes problèmes comportementaux et certains de mes problèmes physiologiques et physiques, sont liés à mon histoire depuis que je suis à l’air libre ».
Voilà la réalité renversée par la croyance clivante, comme en un tour de passe-passe : le corps par qui nous sommes informés de la réalité et sans qui aucune pensée n’est physiquement possible, se trouve relégué au rang de perturbateur incapable. Et la pensée se trouve promue au rang de grand organisateur et maître. Pourtant, la pensée est figée entre un passé qui n’existe plus et un futur incertain. Elle n’est que construction, dénuée de l’expérience de la réalité sauf quand elle reste incarnée, c’est-à-dire en permanence mise à jour dans le présent.
Le mythe : un chemin vers la vérité du corps à libérer
Pour mettre à distance ses inconforts, chacun cherche à leur donner du sens en les expliquant, à l’aide de ses souvenirs. Chacun crée, de la sorte, le mythe personnel de son histoire. Les développements pouvant être faits à ce sujet sont évidemment énormes.